« Mais c’est votre mari, madame ! » : le viol conjugal, l’ultime tabou ?
« Je savais que ce que je vivais n’était pas normal, mais j’avais extrêmement peur et surtout, personne autour de moi pour en parler ».
Les années passent, les violences se répètent. Jusqu’au jour où, trop inquiète pour sa fille, Florence claque la porte : « Je ne voulais pas qu’elle subisse ce climat. On était toutes les deux en danger en restant là ».
Dans la foulée, elle déménage et compose le numéro de Elle’s imagine’nt, une association d’aide aux victimes de violences conjugales. Face à un psychologue de l’association, Florence se livre pour la première fois sur ses années de « calvaire » et de sentiment de « honte ». Débute alors une longue thérapie (qu’elle poursuit toujours), doublée de participation à des groupes de paroles et de méditation… Poussée par l’association, elle trouve en 2014, soit deux ans après sa séparation, le courage de porter plainte contre son époux.
« Des fois, les gens qui sont pas sensibilisés ne comprennent pas ce qu’on vit. Avant de porter plainte, j’avais déjà tenté de déposer une main courante. J’avais senti face aux gendarmes que j’étais une parmi tant d’autres et qu’il fallait qu’ils passent vite au dossier suivant. »
Elle finira par être entendue, lors du dépôt de plainte. Mais après ce parcours du combattant, celle-ci sera classée sans suite, deux années plus tard, sans plus d’explications :
« Il suffit qu’on tombe sur un procureur pas du tout sensibilisé à cette cause et votre plainte se retrouve balayée », remarque-t-elle, amère.
La nouvelle est douloureuse, d’autant que Florence avait déjà eu le sentiment de devoir « convaincre ses avocats avant de convaincre le juge ». Loin de se montrer défaitiste, elle fait appel à une nouvelle avocate « spécialisée sur ces questions » qui relance son dossier avec constitution de partie civile. Elle vit à présent dans l’attente d’un jugement.
« On est face à une machine judiciaire infernale. Je comprends que beaucoup ne veulent pas aller en justice », soupire la mère de famille. Si les viols conjugaux existent depuis la nuit des temps, peu de cas font encore l’objet d’une plainte. Rappel révélateur : le viol entre conjoints n’est reconnu par une jurisprudence que depuis 1990.
Une circonstance aggravante depuis 2006
Jusqu’alors prévalait l’idée moyenâgeuse d’un consentement qui va de soi entre les époux. Etre marié supposait aux yeux de la loi de pouvoir disposer du corps de l’autre, sans tenir compte de son désir, ni de son refus. Depuis, bien sûr, les mentalités, tout comme la loi ont évolué. En 2006, le viol commis dans le cadre du mariage ou du concubinage est reconnu comme une « circonstance aggravante ». En clair, la personne risque jusqu’à 20 ans de prison, au lieu de 15, lorsqu’elle a violé son conjoint.
Pour autant, les plaintes ne se bousculent pas. Difficile d’établir un chiffre précis concernant ces crimes toujours empreints de tabous. Selon le dernier rapport du ministère de l’Intérieur, environ 120.000 personnes déclarent chaque année avoir subi un viol ou une tentative de viol entre 2008 et 2016. Les violences sexuelles par conjoint ou ex-conjoint concernent à elles seules 30 % de l’ensemble des victimes de violences sexuelles recensées sur une année : 18 % des victimes vivent avec le conjoint agresseur au moment de l’enquête. Mais « l’écrasante majorité des victimes de violences sexuelles (86 %) ne font pas le déplacement au commissariat ou à la gendarmerie pour signaler les faits qu’elles ont subis », « du fait de la ‘loi du silence’ qui continue d’entourer ces crimes », poursuit le rapport.
« Vous n’allez pas envoyer le père de vos enfants en prison !' »
Porter l’affaire devant la justice peut en décourager plus d’une. Lors du dépôt de plainte, il faut déjà se confronter au regard de la police, rappelle Emmanuelle Piet, gynécologue et présidente du Collectif Féministe Contre le Viol (CFCV) :
« Ça dépend sur qui vous pouvez tomber. Si l’agent pense que c’est rien, bah voilà c’est fini, vous pouvez rentrer chez vous ! »
Dans certains cas, les victimes ont le malheur de se frotter à un discours culpabilisant de la part de certains policiers, ajoute Emmanuelle Piet :
« Lors de leur audition, elles s’entendent parfois répondre : ‘Mais c’est votre mari, madame quand même ! Vous n’allez pas envoyer le père de vos enfants 10 ans en prison !' »
Passer la porte d’un commissariat n’est qu’une étape. Le plus délicat reste encore de poser des mots sur une forme de violence que l’on peine souvent à identifier. Dans l’imaginaire collectif, le viol suit un scénario type, celui que le cinéma nous a tant servi : un inconnu s’en prenant à une jeune fille au coin d’une ruelle sombre et déserte. La réalité est pourtant tout autre : deux victimes sur trois connaissaient personnellement leur agresseur.
Aurore* avait 22 ans lorsqu’elle sortait avec Alexandre. Le garçon, du même âge qu’elle, souffrait d’une « jalousie maladive ». « Il avait tellement une emprise sur moi, que je me demandais parfois si c’était pas moi qui avais un problème », glisse-t-elle. Avec le temps, Alexandre s’emportait dans des crises de colère de plus en plus violentes, allant même jusqu’à la gifler. Aurore a tenu six mois.
« Quand j’arrivais enfin à l’apaiser, nous avions systématiquement un rapport sexuel. J’étais soulagée de le voir se calmer et lui donnais ce qu’il voulait pour me mettre en sécurité. « Je réalise aujourd’hui que ce moment n’était absolument pas consenti pour ma part. Je ne l’ai compris que l’an dernier. »
Soit… 12 ans après les faits. Aurore n’a pas déposé plainte et n’aurait « pas le courage de le faire aujourd’hui ». Pour elle, passer devant un juge, cela « veut aussi dire le revoir, [s]e re-plonger dans cette histoire et prendre le risque que quelqu’un vous dise ‘ah vous l’aviez bien cherché' ».
Un « devoir conjugal » ?
Sonia Pino, psychologue et cofondatrice de l’association Elle’s imagine’nt, voit régulièrement passer dans son cabinet des femmes ayant subi un viol de la part de leur compagnon. Pour autant, « c’est rarement le motif de consultation », remarque-t-elle.
« Ces femmes ne vont pas l’aborder d’elles-mêmes. Le mot ‘viol’ est parfois même trop fort. « Quand on les interroge, on va d’abord parler de ‘relation contrainte’ pour qu’elles se libèrent et prennent conscience de la réalité ».
Encore une fois, la première difficulté est d’identifier cette violence qui « s’entremêle souvent avec les violences physiques et verbales ». Autre constat relevé par la spécialiste lors de ces séances, la notion encore très ancrée de « devoir conjugal » :
« Certaines femmes vont penser que, puisqu’elles sont mariées, elles ont le devoir de coucher avec leur mari ».
Cette notion poussiéreuse trouve son fondement dans le « devoir de fidélité », expression toujours inscrite dans l’article 212 du Code civil. Pourtant, ce ‘devoir’ consiste à « ne pas aller vers un autre homme que son mari, mais il n’oblige en rien à avoir des rapports sexuels avec ce dernier », nuance l’avocate maître Laure Tric. L’article sera dans la plupart des cas, « utilisé en cas de divorce » pour prouver l’adultère de son conjoint.
Où commence la contrainte ?
Plus de devoir conjugal qui tienne, donc. Les textes se veulent plus précis dans leur définition du viol. La loi le décrit comme un acte de pénétration sexuelle commise sur une personne par violence, contrainte, menace ou surprise… Mais si on voulait aller plus loin, où commence vraiment la contrainte ? Dans l’intimité d’un couple, se pose tous les jours ou presque la question d’un désir parfois non réciproque ou décalé. Céder face à l’insistance prolongée d’un conjoint relève-t-il toujours du consentement ? Dans certains cas, la frontière est floue.
« Au regard de la loi, le terme ‘céder’ n’est pas constitutif d’un viol », remarque de son côté Laure Tric. Elle ajoute :
« ‘Céder’ pourrait constituer au maximum une contrainte morale, mais il faudrait pouvoir prouver qu’il y avait eu un ascendant sur l’autre ou une menace ».
Mais ‘céder’, ‘consentir’ est-il forcément synonyme de désir ? Ni l’un, ni l’autre, s’énerve Emmanuelle Piet :
« ‘Consentir’, c’est déjà ignoble quand on réfléchit au mot. Regardez dans le dictionnaire ! Moi j’ai envie, je ne consens pas ! »
Et de rappeler qu’un « oui est un oui, point ».
« Si rien ne vous choque, c’est que vous êtes l’un des deux », par Chloé Fontaine.
Reste aussi que le conjoint à l’origine de cette violence sexuelle n’a pas toujours conscience de commettre un acte répréhensible, souligne la psychologue Sonia Pino, même si cela est rare :
« Je pense que certains hommes n’ont tout simplement pas conscience de cette forme de violence dont ils peuvent faire preuve. Ils pensent qu’ils sont dans leur bon droit ».
La faute selon elle à une culture du viol profondément ancrée, c’est-à-dire à un ensemble de représentations genrées de la sexualité et de la séduction qui permettent voire encouragent ces actes. S’ajoute à cela, le mythe persistant d’une sexualité masculine supposément « irrépressible ». « Ce qu’on aime finalement c’est qu’il y ait un tabou dans la sexualité », remarque la psychologue. « Comme si communiquer enlevait le moindre charme à la relation… On ne le répétera pourtant jamais assez : ça n’est que l’essentiel ! »
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* Les prénoms ont été modifiés.
Si vous êtes victimes de violences, composez le 0 800 05 95 95 [numéro du Collectif Féministe Contre le Viol]
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