Après le cas Savile : Où nous mènent les enquêtes sur les agresseurs sexuels les plus médiatisés du Royaume Uni?

Communiqué du 27-12-2012

L’affaire Jimmy Savile a profondément bouleverse la Grande-Bretagne. Depuis la découverte que la grande figure médiatique aurait abusé sexuellement dans l’impunité la plus totale des centaines de victimes mineures et handicapées au cours de quatre décennies, les révélations-choc se succèdent sur l’identité de prédateurs sexuels au sein des institutions du Royaume Uni. Est-ce le signe d’une rare intolérance à l’égard de la culture du viol qui dévaste tant de vie ?

Il importe cependant de constater les fissures dans la façade de l’indignation. La critique s’est hâtivement focalisée sur les responsabilités de la BBC. Les plaisanteries sur Jimmy Savile ont rapidement fait surface dans une tentative supposément humoristique de contrebalancer le choc. Un tout récent rapport révélant qu’au moins 16 500 enfants par an sont à risque d’abus sexuels au Royaume-Uni s’est vu rejeter d’emblée comme étant ‘hystérique’ et  ‘sensationnaliste’, parce que ses statistiques (on s’en doutait) sous-estiment l’étendue du problème.[1] Les fausses pistes habituelles sont donc de retour. On en profite pour nous encourager à ne pas nous faire entraîner dans la ‘panique morale’ ambiante.[2] Il est vrai que les gens meurent dans le monde entier. Il est cependant scandaleux de suggérer que les tribulations de la majorité suffisent à nous empêcher de balayer devant notre porte.

Les statistiques sont de la plus grande importance au sein des débats sur la violence sexuelle. La capacité à mesurer et envisager l’entendue d’un problème est ce qui lui prête existence aux yeux du législateur et du public. Cependant, les chiffres qui concernent les crimes sexuels peuvent ne pas être fiables en partie parce que les victimes hésitent à porter plainte. Ou alors elles ne sont pas toujours crues. Il y a donc occasion à affirmer que tout chiffre et tout élément de preuve, même quand s’il s’agit d’une sous-estimation, est préférable à aucune preuve et aucune discussion possible.

Tandis que nous épiloguons sur la fiabilité des statistiques, on viole des enfants et des femmes. Il semblait pourtant que le cas Savile et les dénonciations qui ont suivi aient offert une occasion idéale de se tourner vers le problème criant que personne ne veut voir. Il nous faut lancer un grand débat sur l’étendue de la violence sexuelle qui s’avère endémique dans les sociétés britanniques et européennes. Un débat qui dépasse le champ des enquêtes policières ponctuelles. Un débat au temps présent de préférence qu’au passé. Alors pourquoi ce silence assourdissant ?

La violence sexuelle affecte majoritairement les enfants, les femmes et les personnes vulnérables, et elle frappe tous les jours. Au Royaume-Uni, un quart (24.1%) des jeunes adultes ont subi des abus sexuels aux mains d’un adulte ou d’un pair au cours de l’enfance. Un enfant sur six (16.5%) âgé de 11 à 17 ans a subi des abus sexuels ; les adolescentes de 15 à 17 ans ont déclaré les plus hauts taux de violences sexuelles en 2009.[3] On estime qu’en France, une fille sur 8 et un garçon sur 10 subissent des abus sexuels avant l’âge de 18 ans. Dans 85% des cas, les auteurs sont leurs parents ou des membres ou amis de la famille.[4] Les statistiques estiment également 75 000 viols de femmes adultes par an en France. Aux Etats-Unis, 83% des femmes handicapées depuis leur enfance déclarent avoir été victimes de violence sexuelle. Pour la moitié de ces femmes, cette violence était répétée dix fois ou plus. De plus, 40% des femmes avec un handicap physique ont déclaré avoir été abusées sexuellement. Les malades psychiatriques sont deux fois plus susceptibles de subir des abus sexuels que le reste de la population. 45% des femmes en consultation psychiatrique externe déclarent avoir subi des abus sexuels dans leur enfance.[5]

La plupart du temps, il nous faut l’intervention d’événements tels que l’affaire d’Outreau, celle de Jimmy Savile, ou celle des violeurs de Rochdale[6] pour que le scandale de la violence sexuelle fasse la Une et interpelle les politiques. Mais en même temps, le déchaînement de violence est souvent ‘expliqué’ et donc relativisé par diverses références aux origines socio-culturelles des violeurs, leur état de santé mentale, voire, dans l’affaire Savile, le soi-disant ‘libéralisme outrancier’ des années 1960 et 1970.[7] Ces arguments permettent d’exonérer l’agresseur tout en suggérant que de telles pratiques ne pourraient en aucun cas subsister aujourd’hui, ou nous affecter nous. D’autre part, nombre des  commentateurs qui, eux, sont conscients de l’ampleur de la violence sexuelle aujourd’hui, s’acharnent à construire un scénario rassurant en catégorisant d’une part les violeurs comme des hommes puissants ou dangereux, d’autre part leurs victimes comme des femmes particulièrement vulnérables. Cette association douteuse a pour conséquence de perpétuer les stéréotypes sur le viol selon lesquels la victime est quelque part perçue comme partageant une partie de la responsabilité du crime. Or, la réalité est que personne n’est à l‘abri de la violence sexuelle.

Les deux scenarios ci-dessus représentent la violence comme un évènement qui sort de l’ordinaire, et les agresseurs comme des sociopathes ou des monstres. Cet horizon limite de la nature et de l’ampleur du phénomène explique pourquoi les débats publics se focalisent généralement sur les cas les plus atroces. Pendant ce temps, le viol ‘ordinaire’ et l’exploitation sexuelle des enfants et des adultes est traitée avec indifférence et tolérance. Ils ont lieu tous les jours dans les familles britanniques, françaises et européennes, dans les institutions, dans les écoles.

Il n’est pas innocent qu’une des questions persistantes dans l’enquête Savile ait porté sur le silence des victimes, bien que l’on sache  que les enquêtes préalables ont été étouffées. Dans les situations d’abus sexuel, c’est à la victime d’apporter la preuve du crime. Pourtant, quand des victimes traumatisées portent plainte, il est fréquent que leur témoignage paraisse incohérent et contradictoire, entachant ainsi leur crédibilité. On se souviendra que le scandale provoqué par l’affaire Outreau de 2004 a principalement porté sur l’accusation de personnes innocentes, plutôt que sur les violences sexuelles sur enfants. En Grande-Bretagne, dans une affaire opposant la parole d’enfants à celle d’une icône médiatique telle que Jimmy Savile, il est naïf de prétendre que le témoignage des enfants aurait empêché l’institution d’enterrer les faits au moment de leur révélation.

On a demandé, comment a-t-il été possible de cacher ces violences si longtemps? De façon plus générale, pourquoi y a-t-il si peu de volonté et d’action politique réformiste en matière de violence sexuelle? Dans l’Europe du vingt-et-unième siècle nous crions notre dégoût face à la violence sexuelle, perçue comme le pire des crimes, particulièrement quand elle affecte les enfants. Nous craignons bien sûr pour nos proches, mais notre outrage s’évanouit avec le prochain embrasement médiatique et se traduit rarement dans le droit. Nous perpétuons l’illusion que le thème est sujet à controverse, qu’il pourrait heurter certaines sensibilités. Les émissions de télévision et de radio britanniques évoquant la violence à l’égard des enfants et des femmes nous invitent à littéralement ‘détourner le regard’ ou à ‘baisser le son’ pendant quelques instants de peur de nous choquer. Détournerions-nous aussi le regard si nous étions témoin du crime? Beaucoup en concluent que certaines catégories de la population, y compris les personnes vulnérables et les femmes, sont ‘de nature’ les cibles de la violence. C’est ce type d’association qui conduit inconsciemment la société à accepter l’existence du viol comme un fait irréversible. Dont on ne parle pas.

Par exemple, avez-vous connaissance qu’il existe des écoles de pensée qui chantent les louanges du sexe avec les enfants? Il suffit de ‘Googler’ le parti politique néerlandais pour ‘l’Amour du prochain, liberté et diversité» (PNVD, ‘Naastenliefde, Vrijheid & Diversiteit’, 2006-2010), connu dans la presse comme le « pedopartij » pour sa promotion de la pornographie enfantine et sa recommandation d’abaisser l’âge du consentement sexuel à douze ans. Le psychologue québécois Hubert Van Gijseghem a également exprimé son opinion d’expert auprès des tribunaux que la pédophilie est une orientation sexuelle comparable à l’hétéro- et l’homosexualité.

Les agresseurs ne sont pas, eux, hantés par la peur de heurter les sensibilités de quiconque. Le viol est motivé par l’usage destructeur du pouvoir et de la domination, plutôt que par des questions de ‘sexualité’ ou de désir ‘sexuel’. Dans la plupart des cas, l’acte est organisé avec soin et prémédité. La détresse et la douleur de la victime y figure d’ailleurs comme une des sources principales de plaisir. Notre société demeure ambivalente devant la prise de parole au sujet de la violence sexuelle car le crime rencontre souvent des alliés dans les domaines où il importe encore d’affirmer ou de maintenir les relations de pouvoir. Dans les sociétés où les inégalités entre les sexes et les inégalités sociales persistent, telles que les nôtres, la violence sexuelle est potentiellement susceptible d’affecter toutes les femmes ainsi que tous les enfants des deux sexes, quel que soit leur âge. Dans de nombreux cas l’agresseur est proche de la victime : il peut s’agir de son compagnon, de son père, d’un ami de la famille, ou, comme dans le cas de Savile, d’un bénévole agissant pour le ‘bienfait’ de personnes vulnérables.

Il est bien évidemment aussi absurde d’affirmer que tous les hommes sont des violeurs que de constituer toutes les femmes et les enfants en victimes. Mais présenter les sociopathes parmi nous en sujets d’exception vise à nous cacher la réalité. Ça signifie également que, une fois de plus, la société se penche uniquement sur un agresseur isolé au lieu de prendre des mesures concrètes et efficaces contre le viol et ses effets dévastateurs sur nous tous – car il nous concerne tous. Vivre dans une culture du viol qui attribue à l’agresseur l’honneur de l’infamie qu’il désire au lieu de se pencher sur les rescapé-e-s de l’agression signifie que ces crimes ne seront jamais remis en question. Il nous faut lancer de toute urgence un débat national et des campagnes transnationales concertées contre la violence sexuelle. Le refus d’un tel débat nous rend complices de la persistance de la violence.

Dr Nicole Fayard, the University of Leicester

Dr Nicole Fayard est directrice du département de français de l’Université Leicester au Royaume Uni. Elle est spécialiste de l’histoire contemporaine de la violence sexuelle en France et en Grande-Bretagne.

[1] Robert Winnett, ‘Child Exploitation: 16,000 at risk’, The Telegraph, 21 November 2012.
[2] Vivienne Cree, ‘The Jimmy Savile Revelations are Causing a Classic Moral Panic’, Guardian Professional, 23 November 2012.
[3] Radford, Lorraine, Corral, Susana, Bradley, Christine, Fisher, Helen, Bassett, Claire, Howat, Nick and Collishaw, Stephan (2011) Child abuse and neglect in the UK today. London: NSPCC.
[4] M. Roussey, Les enfants victimes d’abus sexuels, Institut Mère-Enfant, annexe pédiatrique,  Hôpital Sud, Rennes, 3 mars 2000, http://www.droitsenfant.com/signalement.htm
[5] Wisconsin Coalition against Sexual Assault, http://www.wcasa.org/.
[6] En juin 2012 neuf hommes ont été reconnus coupables d’avoir exploité des mineures pour les livrer à la prostitution à Rochdale près de Manchester.
[7] Iain Martin, The Telegraph, October 17, 2012.